« Construire des ponts entre la production de connaissances et la prise de décision politique »

Regard d'expert·e 15 juillet 2025
En mai dernier, scientifiques, représentants politiques et membres de la société civile sénégalaise se sont réunis à Dakar pour discuter de la transformation durable des systèmes agroalimentaires. Au cœur des travaux : la structuration à l’échelle nationale des interfaces sciences-politiques, espaces d’échanges entre deux mondes qui peinent parfois à s’entendre. L’occasion de s’entretenir avec Astou Camara, chercheuse à l’Institut sénégalais de recherches agricoles, sur la nécessité de mieux connecter recherche et politique.
Les mouvements sociaux doivent également être pris en compte au sein des interfaces sciences-politiques, à l'instar de la Dynamique pour une transition agroécologique au Sénégal (Dytaes) © R. Belmin, Cirad
Les mouvements sociaux doivent également être pris en compte au sein des interfaces sciences-politiques, à l'instar de la Dynamique pour une transition agroécologique au Sénégal (Dytaes) © R. Belmin, Cirad

Les mouvements sociaux doivent également être pris en compte au sein des interfaces sciences-politiques, à l'instar de la Dynamique pour une transition agroécologique au Sénégal (Dytaes) © R. Belmin, Cirad

L’essentiel

  • Les interfaces sciences-politiques participent directement à l’utilité des travaux de recherche ainsi qu’à l’efficacité des politiques publiques.
  • Ces interfaces sont des mécanismes de dialogue qui peuvent prendre plusieurs formes : ateliers communs, rapports d’expertise, audition auprès de parlementaires, etc.
  • Du 12 au 13 mai 2025 à Dakar s’est tenu un atelier sur le renforcement des liens entre sciences et politiques, précisément sur la transformation des systèmes alimentaires. L’objectif était double : établir un état des lieux national des interfaces sciences-politiques et concevoir une feuille de route pour mieux les structurer.
Portrait Astou Camara

© Isra Bame

Astou Camara est directrice du Bureau d'analyses macro-économiques (Bame), une unité de recherche de l’Institut sénégalais de recherches agricoles (Isra). Sociologue, ces travaux portent notamment sur le développement de l’élevage pastoral au Sahel et sur le fonctionnement des exploitations agricoles familiales. Le Bame s’intéresse en outre aux leviers pour la transition agroécologique au Sénégal.

 

Depuis quelques années, les mots « interfaces sciences-politiques » prennent de l’ampleur dans les organismes de recherche. C’est le cas en France comme au Sénégal. Qu’est-ce qu’on entend par là ?

Astou Camara : En tant que scientifique, quand on parle d’interfaces sciences-politiques, on voit déjà apparaître deux espaces différents : un espace de production de connaissances, et un espace de prise de décision. L’interface est là pour construire un pont entre ces deux mondes. À noter qu’on abrège souvent « interfaces sciences-politiques » par « SPI », un acronyme issu de l’anglais science-policy interfaces.

Les SPI fonctionnent comme des écosystèmes qui rassemblent les acteurs du monde de la recherche et du monde politique. Ces deux mondes répondent à des enjeux différents. La posture d’un scientifique et son approche sur un objet de recherche précis ne va pas systématiquement intéresser un décideur politique. En face, un décideur prend des décisions, souvent en urgence, mais aussi sur la base de preuves scientifiques qui prennent du temps avant d’être construites, vérifiées, validées.

Les rapports au temps et à la connaissance sont donc très différents, et pourtant l’un ne va pas sans l’autre. Les scientifiques se posent sans cesse la question de l’utilité de leurs recherches, et les décideurs interrogent en permanence l’efficacité de leurs politiques publiques. Ce qui unit ses deux mondes, c’est bien l’utilité sociétale de leurs activités. Plus encore : ils sont capables de répondre à leurs besoins respectifs. L’impact des travaux scientifiques se mesure en partie par l’utilisation des connaissances produites dans le cadre de décisions publiques. En contrepartie, la recherche est capable d’évaluer les effets de ces prises de décision voire de produire des scénarios d’anticipation.

L’Isra, comme le Cirad, sont des organismes publics de recherche sur l’agronomie. Nos mandats de recherche, ainsi qu’une grande partie de nos ressources financières et humaines, sont négociés avec nos autorités nationales. Le dialogue n’existe-t-il pas déjà ?

A. C. : Effectivement, les négociations entre nos instituts et nos administrations publiques nationales sont constantes. En tant que scientifiques, nous sommes indépendants dans la manière dont nous construisons nos objets de recherche et arrivons à nos résultats. Néanmoins, la programmation scientifique de l’Isra répond aussi à des injonctions politiques. Par exemple, nous travaillons actuellement sur l’analyse de l’impact des politiques agricoles et la production de semences, sur demande du gouvernement sénégalais. Cette demande vient répondre à un besoin sociétal, économique. Et cela me paraît logique, en particulier pour l’Isra et le Cirad, qui sont des organismes de recherche en agronomie pour le développement.

Être estampillé « pour le développement » implique une double mission : de la production de connaissances certes, mais des connaissances au service de nos sociétés. Des connaissances actionnables directement, par les agriculteurs, les agricultrices, par les entreprises de transformation, par les commerçants… jusqu’aux consommateurs. Et pour toucher toutes ces personnes, il nous faut l’appui et la confiance des autorités publiques.

Le dialogue existe donc déjà, mais il n’est pas forcément bien structuré. Quand on s’intéresse aux systèmes alimentaires, on voit tout une diversité d’acteurs, avec des capacités d’action différentes en fonction de l’échelle à laquelle on se place. Par exemple rien que pour les acteurs politiques, on va avoir les ministères au niveau national, mais aussi des services techniques, puis des collectivités territoriales, etc. Tous servent une fonction précise, parfois localisée, et interagissent selon leurs agendas, besoins ou contraintes, et malheureusement parfois de façon cloisonnée. Et c’est la même chose côté recherche, entre scientifique, unité de recherche, institution…

Ce qu’on veut arriver à faire aujourd’hui, c’est structurer les SPI de manière à fluidifier le dialogue, et ce malgré des contextes particulièrement complexes. L’un des défis actuels est de s’assurer que les SPI ne soient pas des évènements ponctuels, mais s’inscrivent dans la durée, qu’elles soient institutionnalisées. Cela nous paraît essentiel pour construire des relations de confiance, ce qui est crucial notamment en cas de crise.

L’atelier à Dakar a permis de cartographier les SPI déjà à l’œuvre au Sénégal en matière de transition durable des systèmes alimentaires. Qu’est-ce qui en est ressorti ? Que reste-t-il à faire ?

A. C. : Lors de cet atelier, nous nous sommes basés sur une , et en collaboration avec le Cirad. La première étape était de faire un état des lieux, au niveau national, des SPI existantes. Pour cela, nous avons d’abord regroupé l’ensemble des acteurs qui nous paraissaient pertinents sur les questions de systèmes alimentaires au Sénégal. Le ministère de l’agriculture bien sûr, l’Isra et plusieurs instituts sénégalais, mais aussi des mouvements sociaux comme la Dytaes, et des associations.

Ce qui est intéressant, c’est qu’on a trouvé des mouvements sociaux au Sénégal très forts sur les questions de la transition agroécologique. Le contexte politique est aussi très favorable, avec des objectifs affichés de souveraineté alimentaire et de transformation durable. La recherche s’est également montrée très engagée. On a donc tous ces acteurs prêts à travailler ensemble dans une direction partagée. Malgré cet engagement, c’est bien le cloisonnement entre secteurs et disciplines qui freine considérablement l’action. Les acteurs de l’agroécologie et de la santé sont par exemple encore trop éloignés.

La deuxième étape de l’atelier a consisté à établir une feuille de route sur les actions à mener. La , ou « Dytaes », est apparue comme un acteur majeur. La Dytaes est un mouvement social qui a entrepris de faire un inventaire national des initiatives agroécologiques sénégalaises. Elle devra forcément être accompagnée par le ministère de l'Agriculture, de la Souveraineté alimentaire et de l'Elevage (MASAE), mais aussi par la recherche.